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(ébauche à peaufiner)

LE FLAGEOLET

Comédie en un acte, joué pour la première fois â Nohant, en avril 1863.

Personnages :
CHANDELLE
, armateur

FRITURIN
, aubergiste.

ARTHUR GRABOYOS.
BIDET
, facteur de la poste aux lettres.

Un COMMISSIONNAIRE
,

DOROTHÉE
, fille de Friturin.

La scène se passe de nos jours, à Jeu-Maloches(Indre).
UNE COUR D'AUBERGE.
A gauche, corps de logis, avec une porte et une fenêtre au rez-de-chaussée. Une plate-bande de fleurs. Devant, à droite, une porte donnant accès dans l'auberge. Au-dessus est écrit : Entrée de l'hôtel. En face, mur et grille avec une enseigne: Hôtel du Veau qui désire téter. Ville au fond.

SCÈNE PREMIÈRE

ARTHUR
en domestique, devant la porte de l'auberge, cirant des souliers.
Dire que depuis quinze jours que j'ai trouvé le moyen d'entrer comme garçon d'auberge chez M. Friturin, propriétaire de l'Hôtel du Veau qui désire téter, je n'ai pas encore ciré les bottes d'un seul voyageur. Ah! Ce n'est pas très passager la ville de Jeu-Maloches. Croyez bien que ces chaussures-là n'appartiennent pas à d'autres qu'aux maîtres de la maison : celles du patron celles de sa fille, mam'zelle Dorothée, un pied mignon,
(Il baise les souliers.)
Ça sent le vinaigre!... C'est là qu'elle respire.
(Montrant la fenêtre, au rez-de-chaussée, à gauche.)
Ce matin, son père est parti en course, profitons de son absence pour aller jouer un air de flageolet,
(il tire un flageolet de sa poche.)
sous la fenêtre de celle que j'aime. Mais il est méfiant le patron!... Il a déjà remarqué mes pas au milieu de sa plate-bande, dépistons-le.
(Il met les chaussures de Friturin.)
Les patafs du patron lui-même! Quels pieds!
(Il va vers la fenêtre en marchant sur les plates-bandes.)
Ah! J'ai cassé les giroflées, mais avec une ficelle et un tuteur, ça ne se verra pas !
Il joue l'air : Je suis Lindor. La fenêtre s'ouvre. Dorothée paraît en peignoir.

SCÈNE II

ARTHUR, DOROTHÉE, puis BIDET.

DOROTHÉE.
Arthur! Quelle imprudence, si mon père te voyait...
ARTHUR.
Bah! Iil est loin...
DOROTHÉE.
Mais s'il t'entendait?
ARTHUR
Je ne suis pas le seul à jouer de cet instrument dans le monde.
BIDET
, au fond, s'arrête et écoute.
(A part,)
Un rendez-vous... Je m'en doutais!...
Il se cache.
ARTHUR.
D'ailleurs, ton père ne va jamais au théâtre de l'endroit et ne peut pas deviner que moi, Arthur Graboyos, premier flageolet au théâtre de Jeu-Maloches, j'ai abandonné mes appointements et renoncé momentanément à la carrière musicale pour te voir tous les jours à chaque instant, car je n'aspire qu'au moment d'être ton époux.
DOROTHÉE.
Hélas! Je le désire aussi, tu le sais bien; mais mon père est intraitable, il ne veut pas entendre parler d'un artiste.
ARTHUR.
Mais je ne suis plus artiste, puisque j'ai endossé le tablier de garçon d'auberge par amour pour toi. Et puis, je serai riche un jour, si l'oncle que j'ai en Amérique en revient jamais et s'il a fait fortune.
DOROTHÉE.
J'ai entendu du bruit de ce côté-là. On vient!... Sauve-toi !...
Arthur,
regagnant l'auberge, quitte ses souliers et les cire avec frénésie.

SCÈNE III

BIDET, ARTHUR.
BIDET
, à part.
Oui, oui, fais semblant de cirer!... Si je pouvais t'éloigner, toi, mon rival...
(Haut.)
Jeune homme!
(Lui remettant une lettre.)
Portez cette lettre à M. Friturin, très pressée... j'attends la réponse..!
ARTHUR
, cessant son travail.
C'est que le patron n'est pas là, facteur.
BIDET
Pardon, il vient de rentrer...
ARTHUR.
Par derrière, donc... Je ne l'ai pas vu...
Il sort.

Bidet va à la fenêtre de Dorothée, frappe au contre vent.
DOROTHÉE.
Qu'est-ce que tu veux encore?
(Elle ouvre.)
Ah! C'est vous, facteur !
BIDET.
Oui, mademoiselle, c'est moi !...
DOROTHÉE.
Vous vous permettez...
BIDET.
Je me permets de vous dire que j'ai des vues honnêtes sur vous, que vous ne voulez pas comprendre. On est facteur, mais ça n'empêche pas les mouvements du coeur...
DOROTHÉE.
Je ne peux pas vous écouter.
BIDET.
Vous écoutez bien ce galopin de Graboyos, malgré la défense de votre père. Oh! J'ai découvert votre secret et je claque tout si vous ne consentez pas à être madame Bidet.
DOROTHÉE.
Ce n'est pas un nom propre, c'est un nom de cheval.
BIDET.
Rien de surprenant, mon père était postillon et mon nom sera le vôtre.
DOROTHÉE.
Jamais !
Elle lui ferme la fenêtre au nez.
BIDET, à part.
C'est ce que nous verrons.
Il sort.

SCÈNE IV

FRITURIN, ARTHUR.
FRITURIN
Mais je n'ai pas de réponse à donner, puisque c'est une réponse que j'attendais. Est-il bête, ce piéton!
ARTHUR.
Une réponse à quoi donc, patron ?
FRITURIN.
A une demande en mariage.
ARTHUR.
Vous allez vous remarier ?
FRITURIN.
Mais non, pas moi... ma fille. Je demandais à voir le jeune homme et on me l'envoie...
ARTHUR
, regardant autour de lui.
Où donc?
FRITURIN.
Dans cette lettre...
ARTHUR, a part.
Ah ! Il y a des projets de mariage.
(Haut.)
Et comment est-il fait, le prétendu de mademoiselle?
FRITURIN
cherche dans sa poche et en tire une carte.
Tu vas en juger. Tiens, regarde!
ARTHUR.
C'est un nègre... il est tout noir.
FRITURIN.
C'est l'effet de la photographie.
ARTHUR.
Il n'a pas de jambes, c'est un cul-de-jatte.
FRITURIN.
Imbécile! Il n'a pas de jambes parce qu'il est fait à mi-corps,
(A part.)
J'aurais souhaité voir ses pieds. Peut-être aurais-je reconnu à sa chaussure si c'est lui qui s'avise de pénétrer dans mon enclos.
ARTHUR.
Est-ce que vous l'avez montré à mademoiselle Dorothée?
FRITURIN.
Pas encore.
ARTHUR.
A votre place je ne le lui ferais pas voir.
FRITURIN.
Pourquoi?
ARTHUR.
Parce qu'elle le trouvera trop petit.
FRITURIN.
Le crois-tu donc de la taille de sa photographie? Ah! quel naïf! tu ne comprends donc pas qu'il est vu à distance et que l'objectif, le verre grossissant...
ARTHUR.
S'il est encore grossi, qu'est-ce que c'est que ce gendre-là?
FRITURIN.
Ce gendre-là, c'est un gaillard qui possédera un jour une bonne vingtaine de mille francs en biens-fonds et avec ce que je laisserai â ma fille...
ARTHUR.
C'est toujours pas des voyageurs...
FRITURIN.
Ah ça! est-ce que... tu te permettrais de critiquer mon hôtel?...
ARTHUR.
Non, patron!
(Regardant la photographie.)
Vous ne trouvez pas que ça me ressemblerait un peu, en petit... si j'étais nègre?
FRITURIN.
Je ne trouve pas. Il est très bien, ce jeune homme.., tandis que toi...
ARTHUR.
Je ne vous plais pas, patron?
FRITURIN.
Non, tu n'es pas beau.
ARTHUR
, a part.
Sa fille n'est pas de son avis, heureusement.
FRITURIN, regardant par terre.
Voilà de nouvelles pistes.
(Il suit la piste)
Elles s'arrêtent juste sous la fenêtre de Dorothée, toute fraîche encore, la piste, et ma fille aussi.
(Regardant Arthur.)
Ce ne serait pas cet animal-là par hasard qui se permettrait...
ARTHUR
, a part.
Il flaire mes pas...
(Haut.)
Qu'est-ce que vous regardez donc là-bas? Est-ce que les capucines ont levé?
FRITURIN
Non, pas encore. Va donc faire ton service, balaye pas trop cependant... ça fait de là poussière.
ARTHUR
Oui, patron !
(A part.)
Cherche, va !
(Il prend un balai et balaie.)
Je vais les effacer autant que possible!... Va donc balayer plus loin,
(Il tire un mètre de sa poche et mesure les empreintes.)
Trente-cinq centimètres de la pointe au talon... un talon de botte... Arthur ne porte que des chaussons de lisière... ce n'est pas lui ! Et puis la dimension... je ne connais que moi qui aie un si beau pied dans tout Jeu-Maloches. Quel est l'intrus qui ose venir casser mes giroflées et flétrir l'honneur de ma maison?... Ces pistes semblent partir de l'auberge... oh ! oh ! en voici d'autres... des semelles à clous,
(il mesure.)
Trente-trois!... Avec des cors faciles à deviner... Les pas se croisent... ils viennent de la rue... ils piétinent sur place, puis ils retournent !... Je vais interroger Dorothée elle-même.
Il sort à gauche.

SCÈNE V

CHANDELLE, UN COMMISSIONNAIRE, portant une énorme malle, ARTHUR.
CHANDELLE
, un guide à la main.
L'hôtel du Veau qui désire téter...recommandable par la promptitude du service, la propreté, les bons soins, prix modérés.
ARTHUR
, stupéfait;à part.
Un voyageur ! Il doit se tromper !
(Haut.)
Monsieur désire quelque chose?
CHANDELLE.
Oui, une chambre...
ARTHUR.
Par ici, monsieur; mais votre malle ne passera pas dans les portes.
CHANDELLE
au commissionnaire.
Posez-la ici. Voici votre pourboire!
(Le commissionnaire salut et sort.)

(A Arthur.)
Le maître d'hôtel est bien un nommé Friturin?
ARTHUR.
Oui, monsieur.
CHANDELLE.
Il a dû recevoir une lettre de moi ce matin ?
ARTHUR
,à part.
C'est le demandeur en mariage,
(Haut.)
Oui, monsieur.
CHANDELLE.
Bien, ne le dérangez pas. Voici la clef de ma malle; vous déballerez tout ce qu'elle contient et vous me l'apporterez où est ma chambre.
ARTHUR.
Par ici.
Ils sortent.

SCÈNE VI

FRITURIN
, venant de la gauche;
BIDET
, au fond.
FRITURIN.
Impossible de rien savoir !...
BIDET
, à part.
Il est seul, c'est le moment de lui parler de ma demande,
(Haut.)
Monsieur Friturin...
FRITURIN.
Ah! C'est vous, piéton.
(Regardant les souliers du facteur.)
Vous avez des souliers ferrés... avec des cors,..
BIDET.
Forcément, dans mon emploi...
FRITURIN.
Qu'est-ce que vous mesurez?
LE FACTEUR.
Je n'en sais rien.
FRITURIN
, avec son mètre.
Voulez-vous permettre? Donnez-moi le pied. Allons! Haut le pied !
LE FACTEUR
,à part.
Qu'est-ce qu'il a ce matin?
(Haut.)
Si ça vous amuse, faites.
FRITURIN.
Oui, ça m'amuse beaucoup!
(Il mesure.)
Trente-trois, des clous, des cors, c'est bien ça !
(Apart.)
J'en tiens déjà un!
(Haut.)
Ah! farceur, vous vous permettez de briser mes fleurs et d'en conter à ma fille !...
BIDET.
Je l'avoue, monsieur Friturin; mais je suis prêt à réparer le tort que j'ai pu porter à la réputation de mademoiselle Dorothée.
FRITURIN.
Je crois bien ! De simple facteur devenir aubergiste avec une belle clientèle.
BIDET
, railleur.
Oh ! la clientèle...
FRITURIN.
Prétendez-vous mécaniser mon hôtel ! Tenez, voilà une malle, direz-vous encore que je n'ai jamais de voyageurs...
BIDET.
Une malle ! C'est ma foi vrai!
(A part.)
Elle est à lui, c'est de la réclame.
(Haut.)
Enfin, monsieur Friturin, j'espère que ma demande vous agrée.
FRITURIN.
J'en suis désolé, facteur, mais votre demande vient trop tard. J'ai une proposition antérieure qui me convient mieux.
BIDET.
Je sais, monsieur l'aubergiste, je sais...
FRITURIN.
Qu'est-ce que vous savez?
BIDET.
J'avoue que je n'y croyais pas...
FRITURIN.
A quoi? Expliquez-vous donc, vous connaissez mon futur gendre?
BIDET.
Votre domestique, oui.
FRITURIN.
Mon domestique n'a rien à voir là dedans...
BIDET.
Je vous demande pardon, et je suis à même de vous prouver que vous nourrissez un serpent dans votre sein, et que votre domestique n'est autre que M.Arthur Graboyos, flûtiste au théâtre de Jeu-Maloches, qui va tous les matins sous la fenêtre de votre fille jouer du flageolet.
FRITURIN.
Jouer du flageolet... C'était donc lui ! Je me demandais aussi quel était le fifre qui habitait dans mon voisinage.
BIDET.
C'est lui : un galopin sans le sou, qui passe les nuits dans les branches de votre arbre à jouer du flageolet. Je vous avertis de le flanquer à la porte... s'il n'est pas déjà trop tard.
FRITURIN
, à part.
J'en tiens un autre!...
(Haut.)
C'est lui qui piétine aussi mon honneur!... Mais non! Vous me trompez, facteur, il ne mesure pas trente-cinq, il n'a pas de talons!...
BIDET
, allant prendre les chaussures de Friturin et les lui présantant.
Et ça?
FRITURIN.
Ça, c'est à moi !
BIDET.
C'est à vous et à lui aussi.
FRITURIN.
Comment! il oserait abuser de mes pieds?
(Il place un de ses souliers sur une des pistes.)
C'est irréfutable. 0 perversité humaine!
BIDET.
Etes-vous convaincu?
FRITURIN.
Oui.
BIDET.
Et acceptez-vous ma demande?
FRITURIN.
Vous repasserez... je veux réfléchir
BIDET.
C'est trop juste...
II sort.

SCENE VII

FRITURIN, ARTHUR.
ARTHUR
, ouvrantla malle
(A part.)
Un bon type de voyageur, qui me dit de lui monter tout ce qu'il y a dans sa malle... une provision d'épices pour la noce... Le fait est que...
(Il déballe et éternue.)
ça sent le poivre !
FRITURIN.
A tes souhaits!
ARTHUR.
Merci, patron.
FRITURIN
, à part.
Je vas t'en donner du patron, tout à l'heure...
(Haut.)
Où donc as-tu mis mes souliers?
ARTHUR.
Ils sont là, patron.
Il les lui donne.
FRITURIN
, â part.
11 y en a un encore tout crotté,
(Haut, avec ironie.)
Je ne t'ai jamais rien donné... je veux te faire cadeau de mes souliers s'ils te vont... mets-les donc.
ARTHUR
, méfiant; à part.
Est-ce qu'il serait assez malin pour avoir découvert...
(Haut.) (il ôte ses chaussons.)
Ils seront beaucoup trop grands pour moi.
FRITURIN.
Garde tes chaussons, ils seront justes. D'ailleurs, ce n'est pas la première fois que tu les portes.
ARTHUR.
Jamais... je ne me permettrais pas.
FRITURIN.
Infâme menteur!... Je sais tout!
ARTHUR
,à part.
Eh bien, voilà du propre!
(Haut.)
Si vous savez tout... pardonnez-nous et mariez-nous...
FRITURIN.
Ah ! tu en conviens... Arthur Graboyos. Eh bien, sache que jamais un fluteur n'entrera dans ma famille! En attendant, rends-moi mes souliers!
ARTHUR
, ôtantles souliers.
Les voilà, vos souliers! puisque vous reprenez ce que vous donnez!
FRITURIN.
Tu ne les mérites pas! Se servir des pieds d'un père pour séduire sa fille, c'est le comble de l'ignominie. Je te défends de jamais remettre tes savates dans mes souliers pour piétiner ma fille et déshonorer mes giroflées... Non ! Je me trompe. Enfin, tu comprends...
ARTHUR.
Ah! vous êtes un père irrité, je le vois; mais c'est votre faute.
FRITURIN.
C'est moi qui ai tort, à présent.
ARTHUR.
Oui! J'aime Dorothée... elle m'aime, nous nous aimons, nous voulons nous marier et cela sera malgré vous... Nous attendrons votre mort, s'il le faut. Vous n'avez pas la prétention d'être éternel, je pense !
FRITURIN.
Je veux vivre cent sept ans pour vous faire enrager. Quant à Dorothée, tu ne l'auras jamais. Sors de chez moi!
ARTHUR.
Votre maison est une auberge; j'ai le droit d'y rester, si cela me plaît.
FRITURIN.
En y faisant de la consommation ; je ne dis pas, mais tu n'as pas le sou.
ARTHUR.
J'ai un oncle en Amérique, je serai riche un jour.
FRITURIN.
Je connais cette blague-là, je ne coupe pas dedans. J'en ai eu trois oncles d'Amérique qui sont tous morts sur la paille.
ARTHUR,
Payez-moi mes gages... Vous me devez quinzejours...
FRITURIN.
Quinze jours de flageolet... Ne me rappelle pas tes turpitudes ou malheur A toi!
Il brandit les souliers qu'il tient et le menace.
ARTHUR
, fièrement.
Frappez, si vous l'osez! Mes gages?
FRITURIN
, lui allongeant un coup de pied au derrière.
Voici un acompte! Ça m'a fait du bien.
ARTHUR.
Pas mol! Je vous tiens quitte du reste.
FRITURIN.
Passe devant !
ARTHUR.
C'est que... je n'en veux plus !
FRITURIN.
Passe ou je recommence.
(Il le frappe.)
Tiens !
ARTHUR.
C'est bien! Je sais ce qu'il me reste à faire...
Il prend son flageolet et sort en jouant : Partant pour la Syrie.

SCENE VIII

FRITURIN.
Qu'est-ce qu'il lui reste à faire? Me faire assigner pour coups et blessures? M'envoyer un huissier pour me faire payer ses gages?... Enlever ma fille, peut être!... Si je l'appelais pour l'en avertir?... Non! Elle y consentirait peut-être... Mon Dieu ! Que je suis perplexe ! Si je les mariais?... Pour en finir?... Non, jamais ce Graboyos ne me qualifiera de beau-pêre! C'est que Dorothée, si tout ça s'ébruite en ville, ne va plus être facile à placer... Et ce M.Chandelle qui devait venir me parler de son neveu... Il ne se presse pas, lui ! C'est mon dernier espoir. Après, je ne vois plus que le facteur... un ambitieux avec de très modestes appointements...
(Regardant à terre.)
Encore une nouvelle piste!...
(Il mesure.)
Vingt-huit ! pied ordinaire...
(Il suit la piste.)
Celui-là se dirige vers l'hôtel... Oh ! oh ! ils sont deux! l'un vient, l'autre s'en va, mal chaussé celui-là !... Ah! mais, c'est donc tout un régiment !... Alors, je n'ai plus que l'embarras du choix ! Je vais consulter mon notaire.
Il sort.

SCENE IX

ARTHUR
, déguisé en cuisinier, une lettre à la main.
J'ai trouvé un moyen ingénieux de me glisser auprès de ma blen-aimée... J'ai mis une perruque, rasé mes moustaches, pris la veste et le bonnet de cuisine du père Friturin. Il s'agit d'attendre la nuit et d'avertir Dorothée de mes projets. Comment lui faire tenir ma lettre?... Ma foi! sur sa fenêtre!...
(Il pose la lettre.)
On vient! Où me Cacher?
(Voyant la malle de Chandelle.)
Ah! cette malle! c'est le ciel qui me l'envoie... Elle ne ferme pas!...
(Il l'ouvre.)
Elle est énorme!...
Il se met dans la malle.

SCENE X

BIDET, ARTHUR
, dans la malle.
BIDET.
M. Friturin doit avoir assez réfléchi... (
Il va vers la fenêtre de Dorothée et regarde.)
Elle est là !
(Voyant la lettre d'Arthur.)
un billet doux... et pas affranchi... Ah ! on floue l'administration des postes!
Il s'en empare.
ARTHUR
, levant le couvercle et sortant sa tête.
Laissez ça!... cette lettre est de moi.
BIDET
, à part.
Un marmiton! Encore un rival !
ARTHUR.
Laissez donc cette lettre! Elle est à moi,
BIDET.
Vous ne vous appelez pas mademoiselle Friturin, je suppose... Vous êtes en contravention...
(Il appuie sur le couvercle et l'enferme.)
Restez là ! je reviendrai après ma tournée vous assigner en faux colportage!...
(A part.)
J'espère bien qu'il va étouffer là-dedans !

SCÈNE XI

FRITURIN, BIDET, ARTHUR
, dans la malle.
FRITURIN.
Que voulez-vous encore, facteur?
BIDET.
Je voudrais bien vous demander le résultat de vos réflexions; mais, en y réfléchissant aussi, je commence à trouver que nous sommes trop nombreux.
FRITURIN.
Que voulez-vous dire?
BIDET.
Cette lettre d'amour vous en apprendra plus long que tout ce que je soupçonne.
FRITURIN
, prenant la lettre.
Donnez!
BIDET.
Elle n'est pas affranchie, c'est trente centimes.
FRITURIN
,rendant la lettre.
Je la refuse.
BIDET.
Trop tard ! Vous l'avez prise.
FRITURIN
,prenant la lettre.
Je vous les devrai...
(Apart.)
toute ma vie.
(Haut.)
Bonjour!...
LE FACTEUR.
Au revoir, monsieur Friturin.
Il sort.

SCENE XII

FRITURIN,
lisant, puis
DOROTHÉE, ARTHUR,
dans 1a malle
.
FRITURIN.
« Puisque ton père me défend...
(A part.)
Tiens, ce n'est pas pour moi...
(Il lit l'adresse.)
Mademoiselle Dorothée Friturin... ma fille! Quel est le polisson qui se permet de la tutoyer?...
(Il lit.)
Signé: ton Arthur!...
(A part.)
son Arthur!... Encore lui! toujours lui! Galopin! Voyons ! qu'est-ce qu'il dit ?
(Dorothée entre et écoute.)
«Puisque ton père me défend l'entrée de sa gargote!,..
(A part.)
Gargote! Impertinent!...
(Il lit.)
... et qu'il faut pour ton bonheur et le mien que nous nous mariions, je te propose un enlèvement,
(A part.)
C'est le seul moyen ; j'y avais déjà songé...
(Il lit.
) Je pénétrerai près de toi sous un déguisement fallacieux...
(A part.)
Fallacieux!... qu'est-ce que ça veut dire?... C'est un ordre, un costume étranger,
(Il lit.)
... afin d'échapper à la vigilance paternelle. Le coeur ne trompe pas, et toi seule sauras bien me reconnaître la nuit venue; nous fuirons ensemble. Ton Arthur. »
DOROTHÉE
, à part.
Oh ! oui...
FRITURIN.
On croit me tromper... mais... je veillerai jour et nuit... je vais charger ma vieille carabine, et malheur à toi, Graboyos !...
(voyant Dorothée.)
Qu'est-ce que tu fais là?
DOROTHÉE.
J'allais sortir... faire les provisions.
FRITURIN.
Je te défends de sortir, d'approcher de qui que ce soit... sans ma permission.
DOROTHÉE.
Alors nous allons mourir de faim. Je vous préviens qu'il n'y a rien pour déjeuner.
FRITURIN.
J'irai moi-même... rentre chez toi. Pas de réplique!
Il sort.

SCENE XIII

ARTHUR
, dans la malle
; DOROTHÉE,
puis
CHANDELLE,
DOROTHEE.
Ah! mon père s'empare de mes lettres, il viole le secret de mes amours, c'est bien mal... Si je n'étais pas arrivée à temps, je n'aurais pas su... qu'Arthur pénétrerait ici sous un déguisement...
(voyant Chandelle sur la porte de l'auberge)
C'est probablement lui ! Oui, il me semble reconnaître ses traits sous cette perruque... Comme il est bien grimé !... On dirait son père ou son oncle ou quelqu'un des siens,
(Elle l'appelle.
) Psitt! Psitt!
CHANDELLE
, étonné.
Hein?
DOROTHÉE.
Le coeur ne trompe pas... Je te reconnais bien... Viens donc ici! Monpère m'a enfermée, mais par la fenêtre, nous pourrons causer.
CHANDELLE
, à part.
Je ne m'attendais pas à une aventure de balcon. Il va vers la fenêtre.
DOROTHÉE.
As-tu bien réfléchi à ce que tu me proposes?...C'est bien effrayant pour moi. Un mariage honnête, je comprends ça ; mais être enlevée en l'air comme un Nadar, j'en ai le vertige.
CHANDELLE.
N'étes-vous pas mademoiselle Friturin?
DOROTHÉE.
Inutile de feindre, nous sommes seuls, embrassemoi, tutoie-moi, n'aie pas peur.
CHANDELLE, l'embrassant.
Je veux bien ! Eh bien, qu'en penses-tu?
DOROTHÉE.
Que tu es parfait ! Dis donc, mon père a surpris ta lettre...
CHANDELLE.
Tu veux dire que ma lettre l'a surpris.
DOROTHÉE.
Il est furieux !
CHANDELLE.
Je lui avals pourtant présenté ma demande bien poliment... et j'espère que le garçon ne te déplaira pas...
DOROTHÉE.
Le garçon! Quel garçon?... Un garçon d'auberge pour te remplacer...
CHANDELLE.
Je ne comprends plus I
DOROTHÉE.
Ni moi non plus... Vous n'êtes donc pas Arthur?
CHANDELLE.
Arthur? C'est le nom de mon neveu... Vous êtes pourtant au courant de l'affaire?
DOROTHÉE.
Non !
CHANDELLE.
Votre père est par trop discret... Il faut que vous sachiez... car vous êtes une des parties intéressées. Il s'agit d'un mariage pour vous avec mon neveu Arthur Chandelle.
DOROTHÉE.
Arthur Chandelle !... jamais! J'ai donné mon coeur à Graboyos.
CHANDELLE.
Graboyos, connais pas!

SCÈNE XIV

FRITURIN, LES PRÉCÉDENTS.
FRITURIN
, à part.
C'est lui! Il cause avec ma fille! Ils s'entendent...
(A Dorothée.)
Est-ce ainsi que tu m'obéis? Je t'ai défendu de parler avec qui que ce soit,
(A Chandelle.)
Et toi, espèce de galopin, tu t'es rasé la moustache, mais on ne me trompe pas. Tu t'es mis en fallacieux...
CHANDELLE
, à part.
C'est un fou! Ne le contrarions pas... J'ai bien fait de vouloir connaître la famille avant de m'avancer davantage.
(Haut.)
Oui, mon cher monsieur Friturin... tout ce que vous voudrez...
FRITURIN
,furieux.
Inutile de changer ton organe.
CHANDELLE
, à part
Il commence à m'ennuyer.
FRITURIN
Je t'avais interdit l'entrée de mon hôtel, tu n'en tiens pas compte... Sors d'ici avant que je me mette en Colère.
(Il le prend par une oreille.)
A la porte!
CHANDELLE
, se rebiffant, à part
Ah! mais... Il m'ennuie tout à fait!
(Il lui donne un croc en jambe.)
Laissez-moi donc tranquille, idiot.
FRITURIN
, par terre
Ahl tu veux m'assassiner?...
(Il se relève et tire son couteau de cuisine de sa gaine.)
Eh bien, tu vas mourie!... Fais ta prière!...
CHANDELLE
, tirant révolver de sa poche et ajustant Friturin,
Ne bougez pas ou je fais feu!
On entend un air de flageolet jouant la Marseillaise.
DOROTHÉE
Cette flûte ! C'est lui! Arthur !
FRITURIN
, rengainant son couteau.
Mais alors, vous n'êtes pas ce Graboyos détestable... Monsieur, je vous prie d'excuser un mouvement de vivacité,
(A part.)
J'étais sur le chemin du bagne... sans cette flûte!
CHANDELLE
, à part.
Ils sont gentils, les bons soins pour les voyageurs, au Veau qui désire... Fiez-vous donc aux guides!
ARTHUR
, dans sa malle
Ouvrez! au nom de la loi!
FRITURIN
Mais qui donc invoque la justice?
(A Bidet qui entre.)
Est-ce vous, facteur?

SCÈNE XV

BIDET, LES PRÉCÉDENTS.
BIDET
Non! Mais j'aurais pu le faire... C'est assez d'un crime...
FRITURIN
Un crime!
DOROTHÉE
Un crime!
CHANDELLE
, à part.
Ce fou aura déjà tué quelqu'un.
BIDET
, ouvrant la malle,
Voyez! un cadavre! celui d'un aide marmiton... il palpite encore, mais il n'en vaut guère mieux, Il y a là meurtre avec préméditation...
(Bas, à Friturin.)
Je me tairai si vous consentez à me donner la main de votre fille.
FRITURIN
Mais, je ne suis pas coupable... je ne connais pas ce gâte-sauce...
DOROTHÉE
Je le reconnais, moi! c'est Arthur!
ARTHUR
, éternuant
Trop de poivre! Il s'assied sur le bord de la malle;
CHANDELLE
Il en sera resté!... Dites-moi, qu'avez-vous fait de ma provision d'épices?
ARTHUR
Monsieur, j'allais vous la porter quand j'ai été mis à la porte par mon patron.
CUANDELLE
Et que faisiez-vous dans ma malle?
ARTHUR
J'attendais la nuit pour... mais, qu'est-ce que ça vous fait? Quant à vous, facteur, qui m'y avez enfermé par un sentiment de jalousie féroce et sous un prétexte fallacieux...
FRITURIN
, à part
Fallacieux! j'y suis, c'était la malle.
ARTHUR
Son intention était de m'étouffer dedans. Heureusement que j'ai de bons poumons. Facteur! je porterai plainte.
BIDET
Vous me ferez perdre ma place, mais quand j'aurai l'hôtel avec mademoiselle Dorothée, je m'en moquerai.
FRITURIN
Piéton! vous êtes tout simplement une canaille... vous n'aurez pas ma fille. Regardez bien ma porte et n'en franchissez plus jamais le seuil.
BIDET
C'est comme ça? Eh bien, je poserai votre correspondance dans le ruisseau!...
FRITURIN
Comme vous ne m'apportez que des lettres non affranchies... vous pouvez les garder pour vous. Bien le bonjour.
BIDET
Salut!... Il sort.
FRITURIN
, s'approchant d'Arthur et regardant sa veste
Mais, dites donc, c'est ma veste et mon bonnet...
ARTHUR
Je ne le nie pas... le temps me pressait...
FRITURIN
C'est ça, tu prends mes souliers, mon bonnet, mes habits... ma fille... Veux-tu aussi ma maison... et moi avec?
DOROTHÉE
, à son père.
Alors, vous consentez a ce que Arthur soit mon époux?
FRITURIN
Un Instant, j'ai promis ta main à M. Arthur Chandelle et j'attends son oncle...
CHANDELLE
Mais Chandelle, c'est moi!
ARTHUR
,bondissant
Vous! mon oncle?...
FRITURIN
Son oncle?,..
DOROTHÉE
Son oncle?
ARTHUR
Mais oui... mon oncle d'Amérique, dont j'attends la succession.
CHANDELLE
Rien ne presse!
(Regardant Arthur.)
Mais oui, c'est bien mon neveu... je le reconnais à présent... mais pourquoi t'appelles-tu Graboyos quand ton vrai nom est Chandelle?
ARTHUR
Parce que vous m'avez laissé sans le sou pour aller au Nicaragua faire fortune... je le suppose, du moins...
CHANDELLE
Avec raison.
ARTHUR
Je crevais de faim, et comme Chandelle eût prêté au ridicule dans les arts j'ai choisi celui de Graboyos, un nom espagnol.
CHANDELLE
Tu aurais pu en trouver un mieux,
FRITURIN
, méfiant
Tout ça n'est pas clair... Et cette photographie que vous m'avez envoyée en me demandant ma fille?...
(Il montre la photographie.)
Elle ne ressemble pas du tout à cet Arthur-là!...
CHANDELLE
,regardant la photographie
Je crois bien! c'est la mienne!... je me suis trompé...
FRITURIN
Tout s'explique!
CHANDELLE
Je rapporte quelques capitaux et je fais une dot de quarante mille francs à mon neveu, Arthur Chandelle, dit Gratoyos,
(A Friturin.)
Accordez-donc! que ça finisse.
FRITURIN
, à Chandelle
Vous le voulez?
CHANDELLE
Oui.
FRITURIN
, à Dorothée.
Et toi?
DOROTHÉE
0h! Oui, papa.
(à Arthur.)
Et vous?...
ARTHUR
Vous êtes bien bon de me le demander.
FRITURIN
, à part
Il n'y a que moi qui ne le veuille pas...
(A sa fille)
Dorothée! embrasse ton oncle!... j'accorde!...
(A part.)
j'avais juré que ce Graboyos n'entrerait jamais dans ma famille... mais devant la majorité, je cède, comme tant d'autres!
rideau.